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Theater in Montreuil

d'architectures n°171 Mars 2008 Editeur : Innovapresse
ISSN : 1145-0835

article sur le Centre Dramatique National de Montreuil, par Richard Scoffier

L’inauguration récente du Centre dramatique national de Montreuil réalisé par Dominique Coulon permet de se pencher à la fois sur le cas de cette commune proche de Paris, sur le plan urbain de Siza, qui tente de réorganiser le quartier de la Mairie après la rénovation brutale et délétère des années 1970, et sur la place du théâtre dans la cité, un thème souvent négligé.

L’édifice se dresse sur un chantier semblable au champ d’une bataille à l’issue incertaine, où l’organisation traditionnelle de la ville de la fin du XIXe siècle s’affronterait aux masses compactes d’un centre commercial en cours de restructuration et de tours autistiques. Le nouvel équipement, allié aux immeubles récents qui partent à l’assaut de la colline, s’immisce entre le réseau des rues fermées et les grands volumes. Il constitue la pièce maîtresse d’un dispositif associant la ville au territoire pour mieux promouvoir l’idée d’un milieu non hiérarchisé, composé d’espaces fluides et de nodosités. Au moment du concours, alors que Patrick Berger et Antoine Stinco présentaient des pièces symétriques irradiant de leur propre logique interne, Dominique Coulon proposait un bloc plus en phase avec le contexte géographique et urbain. Sa proposition semble reposer sur une connaissance intime de l’orogenèse du site (science qui concerne la formation du relief). Elle vient marquer le point d’inflexion entre le bas et le haut Montreuil : le premier dominé par l’axe qui le relie directement à la Bastille et le détermine comme un faubourg de Paris; le second, par un paysage plus rural où subsistent encore d’anciens murs à pêches… Le théâtre, qui apparaît comme un objet en déséquilibre dont toutes les parties semblent étroitement solidaires les unes des autres, ne s’identifie pas à une accumulation laborieuse de niveaux, ni à une articulation d’éléments indépendants mais s’affirme comme un ensemble indécomposable. Les porte-à-faux, les décrochements, les encorbellements se multiplient, créant un effet de tenségrité: ainsi, les échafaudages n’ont pas été retirés au fur et à mesure de l’avancement des travaux mais en une seule fois, après achèvement total du gros œuvre. Reposant moins sur le sol que sur lui-même, l’édifice semble renvoyer involontairement à l’église Sainte-Bernadette de Nevers, de Claude Parent et Paul Virilio. Il paraît procéder de la fascination de ces deux architectes pour les bunkers abandonnés, ces constructions autonomes dont le basculement révèle les lents mouvements du sol. De même, pour répondre aux deux places en diagonale qui jouxtent l’édifice, la salle pivote de 15 degrés, se soulève et s’ouvre simultanément sur les deux espaces publics sans les hiérarchiser. Cette rotation permet également de résoudre le problème de l’hôtel de ville, dont la façade n’est pas située exactement dans l’axe de la parcelle : un ressaut latéral s’extrait du volume principal pour rattraper ce décalage et se positionner résolument face à l’entrée de cette monumentale mairie de 1935. Peu de percements, d’occlusions, mais des scarifications, des échancrures, la peau structurelle de béton blanc est tatouée par une lasure qui apparaît ou qui s’efface en fonction de la lumière, ce qui renforce l’impression d’un bâtiment prêt à subitement se détendre et à frapper. Toujours aux aguets, l’édifice se dresse sur le damier esquissé par ses deux places, à l’image d’un cheval dont les déplacements seraient difficiles à anticiper, capable aussi bien de bloquer les tours que de mettre la mairie en échec, en l’entraînant dans sa spirale. Les volumes de l’escalier, du foyer et de l’espace de répétition, qui s’enroulent autour de la salle, sont surdimensionnés afin d’éviter d’être écrasés par la masse de la cage de scène. Cette stratégie permet d’obtenir, à l’extérieur, un ensemble parfaitement proportionné et d’ouvrir, à l’intérieur, des vides vertigineux capables d’être restructurés et même sculptés sans aucune contrainte. À la masse fermée comme un poing, qui impose sa loi aux formes en présence sur le site, correspond, dès que l’on en franchit le seuil, un enchaînement de séquences déclinant les figures du resserrement et de l’étirement rappelant les espaces irrationnels traversés par l’Alice de Lewis Carroll. Récession: le hall, encastré sous les gradins, voit son plancher s’arrêter avant de rejoindre son second point d’appui. Une ligne de fracture sinueuse l’interrompt à l’aplomb de la banque d’accueil qui se soulève, comme les zones géologiques de convergence où les plaques tectoniques se rapprochent pour mieux glisser les unes sous les autres. Extension: l’escalier s’ouvre sur un haut plafond où gravitent des éclats de volume, baignés dans une lumière caravagesque. À la fois clair et obscur, vertigineusement vide et saturé, ce puits rouge s’étire ensuite à l’horizontale pour desservir la salle et se resserre jusqu’à virer au noir dans le foyer. Ailleurs, la desserte de l’espace de répétition se couvre d’un monumental fragment de voûte creusé dans la masse rectangulaire de la toiture. Un effet invisible en raison de la couleur bleu nuit très sombre et de l’absence totale de lumière, comme s’il s’agissait d’œuvrer dans un monde de forces à peine perceptibles. Les failles, qui s’ouvrent parfois en belvédère vers la ville et déversent en profondeur leurs flots de lumière, semblent induites par la différence de tensions de ces espaces. Le bâtiment surprend également parce qu’il ne reprend pas les formes qui devraient correspondre à sa destination. Il ne renvoie pas, à la manière du club Rusakov de Konstantin Melnikov, à une machine dont les rouages (cage de scène, gradins montant vers le ciel comme les doigts d’une main, tourelles d’escalier…) affirment leur indépendance pour mieux s’enchâsser savamment les uns dans les autres. Il ne reprend pas le dispositif éprouvé au XVIIIe siècle par l’Odéon de Charles de Wailly ou le théâtre de Mathurin Crucy à Nantes, permettant la transsubstantiation des spectateurs en acteurs quand, à la fin de la représentation, le public se met en scène sous les portiques pour reprendre son rôle dans la vie quotidienne. Mais il garde au fond de lui l’essentiel de ces deux exemples en se posant comme un volume et en énonçant un discours implicite sur les rapports du théâtre à la cité. Il semble se fermer autour d’un secret, à l’origine même de notre vie en société: la propension à l’imitation qui, plus encore que par la peinture ou la sculpture, est portée à son paroxysme par l’art dramatique. Cette volonté inavouable et inextinguible, d’origine impure, animale, qui nous pousse à reprendre, à copier les gestes, les postures d’autrui et nous permet paradoxalement de nous constituer comme des sujets, peut être considérée comme le moteur même de l’humanité. L’édifice semble ainsi s’apparenter à un nœud qui associerait les multiples dimensions de l’espace, géographiques, urbaines et symboliques, à l’image du théâtre grec qui, savamment inscrit dans le relief, permet d’ancrer le tracé profane et orthogonal des rues au paysage, la vie publique à la représentation. Il témoigne d’une autre pensée de la ville et de l’architecture qui se pose moins en termes de vides et de pleins qu’en termes d’extension et de compression, d’espaces ouverts à l’échange et à la communication et de volumes fermés, tendus sur leur secret.